365 Jours de Tokyo: La Soirée De Lancement
- Amélie Marie
- 7 février 2017
- Japon
Samedi, 23:00
La soirée de lancement de la boîte s’est clôturée mollement. Mollement, c’est le cas de le dire. La tension est montée, montée, pour retomber comme un vieux soufflé au changement de DJ. Nous ramassons les derniers flyers qui traînent.
– Tout le monde, otsukare!
On attrape nos manteaux et l’on commence à sortir de la salle tout en faisant des courbettes à qui mieux mieux.
– Otsukare!
– Ah, otsukaresamadesu.
Voyelle traînante, formule prête à l’emploi. À utiliser sans modération. On grimpe les escaliers tout en continuant nos courbettes, ce qui demande un certain sens de l’équilibre et du rythme.
– Bon, tout le monde. Otsukaresamadeshita! On a bien travaillé!
On se tient en petit cercle et on continue nos courbettes. Tout le monde parle un peu en même temps.
– Qui prend la ligne Oedo?
– Qui vient à la nijikai?
Pardon? Qu’est-ce donc que ce mot étrange? J’essaye d’en placer une pour obtenir des explications, mais déjà la troupe se met en marche, certains vers la station la plus proche, d’autres vers une destination inconnue.
– Nijikai, la deuxième partie de soirée, voyons! Allez viens, on va trinquer entre collègues!
J’hésite, les horaires des trains en tête et les pieds endoloris par la fin de journée à saluer les invités. L’air vibrant de Roppongi* est irrésistible. J’ai les joues rougies par le froid (le froid on a dit), et pas vraiment envie de rentrer sur cette fausse note que fut la clôture de la soirée.
– D’accord, mais pour un verre. Un verre, hein, j’ai dit.*
Le japonais qui marche à mes côtés, un trentenaire, les cheveux parfaitement ébouriffés avec du gel, ne fait pas partie de l’équipe mais est employé par une entreprise qui travaille étroitement avec nous. Seul représentant de l’autre boîte, il est plus ou moins obligé de se joindre à nous – ce que j’apprendrai par la suite. Un samedi sacrifié pour entretenir de bonnes relations professionnelles. Je précise plus ou moins, parce que nous ne sommes guère à cheval sur les règles tacites de la société japonaise et parce qu’il a l’air parfaitement ravi. Mais en bon salaryman, il se doit de trinquer en notre compagnie. Pour l’instant, je ne connais de lui que son nom, Y. . Chemin faisant, il se penche vers moi pour engager la discussion.
– Aaah, otsukaresamadesu… Quelle soirée… Tu habites dans quel coin de Tokyo?
– Près de Nakai, sur la Oedo.
– Je connais pas… C’est dans quel coin?
– À 20 minutes de Baba?
– Aaaaah. Le quartier des étudiants.
– C’est ça. Enfin, à l’ouest hein, faut marcher pas mal jusqu’à chez moi.
Il se tait et continue d’avancer à grandes enjambées en balançant sa malette. Costume impeccable et cravate pourpre. Un vrai petit coq made in Japan. Alors que nous attendons au feu, il sautille pour se réchauffer. Puis, il se tourne vers moi.
– Moi j’habite près de Numabukuro.
Pour les non initiés, il s’agit d’une station vraiment pas très loin de chez moi. Vraiment.
– Bah alors? Tu devrais bien connaître Nakai, non?
– Ah, mais oui! Ah ah, suis-je bête.
Dios mio, il est complètement à l’ouest le nippon. Il se penche un peu plus vers moi, et j’y lis presque un air énamouré dans son regard vitreux.
– On pourra partager un taxi…
Sourire crispé de ma part et balbutiant un prétexte, je me précipite au devant de la troupe.
– Dites, pourquoi diable il reste avec nous celui-là?
– Tu sais, c’est le mec de NantokaNantoka* Ltd.
On arrive au Geronimo*, un shot bar particulièrement prisé des expat’ et à l’ambiance déchaînée. On se faufile dans un angle et on dépose nos affaires un peu partout. On a beau être dans un lieu tenu par des étrangers pour les étrangers, je peux laisser mon sac et mon portable traîner sans m’inquiéter une seule seconde.
– Otsukaresamaaaaaaa!
Alors que nous trinquons, Y. commence à embêter un jeune baito* japonais qui a fait le concierge durant la soirée. Il le tire par la cravate.
– Bah alors… C’est quoi cette qualité médiocre de tissu? Ah ah ah, va falloir penser à mieux se vêtir, si tu veux être un homme. Allez, bois donc ta bière cul sec. Hop!
Je lève les yeux au ciel. Un coq made in Japan doublé d’un salaryman modèle 1.0, ayant parfaitement intégré les us et coutumes traditionnels et dépassés de l’Entreprise japonaise. Majuscule s’il vous plait. Le baito mutique, a un regard noir. Il ne lâchera pas même un grognement.
– Tiens petit, je t’ai ramené une autre bière. Tu me dois 1000 yens. Et celle-ci, tu la bois vraiment cul-sec. Dis donc, tu vas être baito longtemps, t’as quel âge? Va falloir te prendre en main.
Le jeune homme repousse le verre un peu brutalement et se renfonce sur son siège. L’autre se renfrogne, provoqué.
– Bah alors, c’est quoi cette attitude. On respecte pas ses ainés?
Ma collègue, flairant l’empoigne, attrape son verre et le lève.
– Trinquons! Trinquons! Otsukaresmaaaaaaa! Ah, Y., viens par ici, je serais curieuse de…
La suite se perd dans le brouahah. Le bar est tellement bondé qu’on peut à peine circuler et passer commande revient à partir en mission d’une demi-heure. Certains dansent debout, d’autres arrivent à poursuivre des conversations en criant dans l’oreille de leurs voisins. Sur les murs, des plaques avec des dates et des inscriptions. Un hall of fame des clients depuis l’ouverture des lieux. Au plafond pendent des soutien-gorges et sur les murs, des cravates. Au dessus du bar, un gong. Malheur à celui qui, enivré de joie (et d’alcool), s’amuserait à lui porter un coup: tournée générale à ses frais.
Dimanche, 00:05
– Hop, hop, hop! Les gens! Dites, le dernier train, c’est maintenant ou jamais!
Alors qu’on enfile nos manteaux avec peine et que l’on récupère nos sacs éparpillés un peu partout, je vois Y. disparaître dans la masse, reparti passer commande.
– Il ne rentre pas? Il va rater le dernier train, non?
Ma collègue japonaise lui jette un regard désapprobateur.
– Laisse. Il est bourré et chiant. C’est un grand garçon.
Je suis tout de même embêtée de laisser une personne saoule, quand bien même majeure et vaccinée. Je tente de traverser la foule qui s’est refermée derrière nous.
– Y.! Y.!
Il ne m’entend pas, plongé en avant vers le bar, un billet à la main. Une chanson populaire démarre, déclenchant une hystérie collective. Les serveurs montent un peu plus le son. De jeunes australiens rapent, debout sur les bancs en bois…
***
*Roppongi: quartier de Minato-ku, très animé, connu pour ses boites de nuits et bars avec une clientèle étrangère (notamment américaine).
* »Un verre » expression typique du déni, aussi appeler « faire l’autruche ». There is no such thing as « only one drink ».
*Nantoka: en japonais, « comme on peut », « d’une façon ou d’une autre », souvent utilisé pour parler vaguement de quelque chose.
*Geronimo: je recommande vivement (5 étoiles!), mais il faut apprécier le contact corporel (bondé), l’éventuelle fumée (selon les heures) et la musique US.
*Baito: petit boulot. Mot japonais d’origine allemande: arbeit (travail).