Marché du travail au Japon

Le marché du travail japonais : plein emploi et réalité sociale

Le marché du travail japonais se targue d’être en situation de quasi plein emploi avec un chômage aux alentours de 3,7% selon les dernières statistiques. Ainsi, le Japon aurait remonté la pente des crises économiques successives qui ont secoué le modèle traditionnel japonais de l’emploi à vie. Depuis l’arrivée de Shinzo Abe au pouvoir et la mise en place de son programme économique – les abenomics – 1,3 millions d’emplois ont été créés, avec une offre… supérieure à la demande (114 emploi pour 110 demandeurs). Mais en se plongeant dans la réalité du marché du travail japonais, on a de quoi (très) vite déchanter.

L’emploi à vie, le modèle historique du marché du travail japonais

Pour mieux comprendre le sujet, il faut pouvoir comprendre quel est le modèle traditionnel de l’emploi au Japon. Celui-ci reposait structurellement sur trois piliers complémentaires. Le premier est la stabilité de l’emploi ou emploi à vie (終身雇用,shūshinkoyō). Le deuxième est l’avancement à l’ancienneté (年功序列, nenkō jōretsu). Enfin, le troisième est la formation permanente des employés.

Le contrat de travail de l’employé permanent est assujetti à l’article 8 de la Loi sur le travail à temps partiel. Cet article stipule que pour qu’un « emploi soit permanent, il faut que son contenu et sa localisation puissent changer durant toute la durée et jusqu’à la fin du contrat de travail ». Traduction, le contrat ne décrit pas les tâches de l’employé, ni même les conditions de travail comme les horaires. Il est modifiable à loisir par l’employeur, dans les marges de la législation du travail. Il s’agit en fait plus d’une forme d’adhésion à une entreprise que d’un poste de travail précisément défini. Un employeur japonais peut transférer un employé d’un poste à un autre sans lui demander son opinion. On comprend mieux alors les heures supplémentaires de services (c’est à dire non payées appelées « heures de service » sabisu zangyou) ou les mutations professionnelles lointaines acceptées sans rechigner.

Finalement l’avantage des employés permanents, c’est d’avoir une sécurité solide de son emploi, avec peu de chance de le perdre en raison de surnombre d’employés par exemple…

Les entreprises ne s’intéressent pas aux compétences mais à l’âge

Ce système explique que les entreprises japonaises ne sont guère intéressées par les qualifications et formations des étudiants. Elles embauchent plutôt par douzaine de jeunes diplômés selon la trinité des qualités suivantes : enthousiasme, modestie et travail de groupe. Or ce système apparu dans les années 20 au Japon, devenu florissant lors du miracle économique japonais, dépendait d’un équilibre entre les entreprises, les banques japonaises et bien entendu, la stabilité de l’économie internationale. Durant les années 60, le modèle fonctionne. Le chômage est estimé à 1% au Japon et le pays est la deuxième puissance mondiale.

Seulement l’éclatement de la bulle financière des années 90 a fait trembler jusqu’aux racines ce modèle de l’emploi. Le chômage qui a progressivement augmenté, atteint son premier taux historique de 5,4% en 2002. Le pacte social entre la main d’oeuvre et le patronat japonais s’effrite et les compagnies ne conservent qu’une élite d’employés à vie, recrutant de moins en moins de jeunes diplômés. Le travail à temps partiel représente 46% du travail précaire, suivi des petits boulots étudiants (20%) et des intérimaires (6%). 

La situation actuelle, entre précarité des jeunes…

Ainsi, le quasi plein emploi est « dit » de retour au Japon. Cependant ce n’est pas sans sacrifice : mise en oeuvre d’une politique flexible concernant la législation du travail et l’augmentation massive des emplois précaires. Les entreprises japonaises sont de plus en plus frileuses à lâcher un CDI. Les statistiques montrent une hausse des travailleurs irréguliers. Il existe deux catégories au Japon : freeter et haken. Le freeter n’a en général pas poussé son éducation après le lycée et accumule des emplois mal payés demandant peu de compétences. Le haken est un intérimaire inscrit dans une agence et bénéficie de formation. Dans les deux cas, les travailleurs vivent dans des conditions précaires, avec des salaires irréguliers et faibles, ayant peu de chance d’avoir une carrière ou même une famille.

marché du travail au Japon

« Intérimaire, freeter ou employé… »

L’emploi précaire n’est pas une nouveauté. Néanmoins c’était le bastion des femmes au foyer et des étudiants, tandis qu’aujourd’hui c’est la source principale de revenus du japonais lambda. La situation est telle qu’un jeune diplômé qui n’a pu faire partie de la vague annuelle de recrutement (décalage dans l’obtention du diplôme, échec aux entretiens), ne trouvera que des emplois précaires auxquels il sera confiné par la suite. On estime que 40% des actifs sont des employés précaires. Face à la situation, il est vrai que le gouvernement tente de prendre des mesures. Notamment en développant une législation de l’emploi basé sur le poste de travail. Mais il semble que les entreprises soient méfiantes à l’égard de cette forme d’emploi fondé sur les qualifications nécessaires à une tâche précise.

… et vieillissement de la population.

En parallèle, le vieillissement de la population a un fort impact sur la population active (- 3% en une dizaine d’année). Le gouvernement tente d’influer le cours des choses en faisant rentrer dans la vie active une frange de la population qui se trouve en retrait : les jeunes, les femmes… et les seniors. Les séniors précaires en particulier se retrouvent à travailler à 70, 75 voir 80 ans ! Ce sont souvent des petits boulots mal payés et fatiguant. On les voit s’éreinter à nettoyer les stations de train, tenir des stands de nourriture dans les gares ou encore surveiller les chantiers la nuit.

À gauche l'employée âgée est rassurée et prend son thé, à droite l'ancien freeter souffre...

À gauche l’employée âgée est rassurée et prend son thé, à droite l’ancien freeter souffre… Cette image fait partie d’une série opposant les avantages entre employé d’entreprise et employé précaire.

Autre solution pour faire face au manque de main d’oeuvre au Japon est de se tourner vers l’immigration. Celle-ci a deux dimensions. L’appel massif aux migrants des pays d’Asie du sud-est, qui sont alors maltraités et mal-payés à travers des programmes d’immigration proche de l’esclavagisme. Ensuite, l’appel à une main d’oeuvre d’élite, les détenteurs de diplômes spécialisés ayant de l’expérience ou une connaissance pointue. Si certaines entreprises leur offrent des salaires un peu plus élevés que pour les nationaux, elles sont en réalité souvent bien loin de ce qu’offrent les pays occidentaux.

Le marché du travail japonais côté statistiques

Sans surprise, les emplois précaires touchent bien plus les femmes, avec 58% des femmes en situation de précarité. Côté homme, ils sont 20% à enchainer les petits boulots et cette situation empire d’année en année.

Statistique de l’emploi régulier et non régulier des hommes par tranche d’âge (15 à 65 ans et plus). En bleu pourcentage d’hommes employés avec CDI et en rouge, les travailleurs précaires.

 

Statistique de l’emploi régulier et non régulier des femmes par tranche d’âge (15 à 65 ans et plus). En bleu pourcentage de femmes employées avec CDI et en rouge, les travailleurs précaires.

Si l’on se penche sur le niveau scolaire des répondants, c’est sans surprise que l’on découvre que plus on est bien éduqué (diplôme universitaire, école spécialisée), plus l’on a de chance d’avoir un emploi permanent. Sauf si on est une femme. Évidement.

marché du travail japonais

Parcours scolaire des répondants hommes (trois premiers niveaux) puis femmes (trois derniers niveaux). En bleu les CDI et en rouge les travailleurs précaires. Premier niveau: lycée, deuxième niveau: école professionnelle / lycée professionnelle, troisième niveau: université et doctorat. 87,1% des hommes sortant d’une université ont un emploi stable contre 63,6% des femmes.

 

marché du travail japonais

Temps plein et temps partiel selon le genre depuis 1985 jusqu’à 2015

Source

Le sous-emploi au Japon, une forme de chômage ?

Les changements structurels du marché du travail japonais n’ont pas forcément les conséquences auxquelles on s’attendrait. Certes on compte 114 emplois pour 110 demandeurs. Mais les offres ne correspondent pas aux demandes. Cela entraîne une discordance dans le marché du travail japonais avec des salaires très bas. Ainsi beaucoup des employés à temps partiels ne le sont pas par choix et préféreraient un emploi stable.

En terme de statistiques, cette part de la population active dépasse le taux de chômeurs de 50% et on parle de sous-emploi. On entre alors dans le jargon très technique des analystes du marché du travail (la courbe de beveridge a de quoi donner de l’urticaire).

Pour faire simple :

« Le degré de disparité dans le marché du travail japonais, avec un excès d’offre d’emplois à temps partiel, et un excès de la demande pour les emplois à temps plein, ce qui entraîne un degré significatif de sous-emploi, est évident dans les taux de salaire. Pour les 15 dernières années, les salaires horaires proposés pour le travail à temps partiel ont augmenté, tandis que les salaires horaires proposés pour le travail à temps plein ont été sur une tendance claire à la baisse ».

marché du travail japonais

Salaire horaire du Japon, en jaune le temps plein, en bleu le temps partiel.

Source: Japan hidden unemployement problem

On note une évolution du temps partiel vers des positions plus stables dans certaines industries en manque de main d’oeuvre. Mais la norme depuis les années 90 est plutôt au temps partiel et à l’emploi précaire. Le marché du travail au Japon est marqué par une insécurité quant à l’avenir professionnel. La baisse des salaires des emplois à temps plein accentue les difficultés des ménages japonais. En pleine récession, le gouvernement discute de la possibilité de faire passer la TVA de 8% à 10%. Nous sommes passés en 2014, de 5% à 8%.

Nombre record de japonais ayant un second travail en 2018

Les salaires stagnent et le marché du travail au Japon pue. Résultats, beaucoup de japonais sont contraints de prendre un second emploi pour s’en sortir. Quitte à sacrifier leur qualité de vie avec de très longues de travail, le manque de sommeil, d’exercice, de loisir. Bref, de vie.

Cela concerne 11% de la main d’oeuvre japonaise, soit plus de 7 millions de personne. Les japonais doivent travailler 11 heures de plus qu’en 1997 pour obtenir le même salaire qu’à l’époque. Le comble ? Bien que ce ne soit pas le seul facteur, le gouvernement est en partie responsable. Pour lutter contre le surmenage, le gouvernement a imposé un contrôle plus strict des heures supplémentaires. Or cela a paradoxalement ouvert la porte au second emploi. Les salaires étant très bas, les japonais comptaient beaucoup sur l’apport des heures supplémentaires pour les fins de mois.

Une affaire de famille, criant de vérité

Ayant reçu la Palme d’Or à Cannes cette année, Kore-Eda dérange (beaucoup) le gouvernement japonais ainsi que toute une classe sociale née avec une cuillère en argent. Brisant le tabou sur la pauvreté au Japon, le film témoigne de la précarité de certaines familles japonaises et le recours au vol à l’étalage pour s’en sortir. Les problèmes que rencontre la famille Shibata sont ceux de cette classe moyenne japonaise au bord du gouffre, ayant du mal à garder la tête hors de l’eau dans la situation économique actuelle.

12 Comments to “Le marché du travail japonais : plein emploi et réalité sociale”

  • Sabrina

    Bonjour 🙂
    J’ai beaucoup apprécié votre articles qui m’a donné pas mal de piste !
    Je suis moi même entrain de faire un travail sur la précarité des travailleurs journalier au japon mais aussi tout ce qui tourne autour de l’impact de la pression de la société japonaise (hikikomori, les évaporés, la société « de classe inférieure », etc).

    Je voulais savoir si il était possible d’accéder aux sources que tu as utilisé ou si tu as des pistes pour me lancer je suis preneuse !

    Merci en tout cas pour cet article et bonne continuation 😉

    • ameliemarieintokyo

      Bonjour Sabrina,

      Merci d’être passée par ici ! Je suis désolée d’être toujours un peu longue à la détente avec les commentaires. Je n’ai plus vraiment les ressources sous la main, mais le conseil que je peux donner c’est de toujours chercher avec des mots clefs japonais. C’est souvent un travail de longue haleine parce qu’il faut se farcir des pages parfois un peu compliquées en japonais, mais c’est souvent très graphiques (avec des tableaux et des illustrations), ce qui aide à s’y retrouver ! Bon courage pour les recherches.

  • Safaa chan

    Je suis ton blog depuis un moment maintenant, tes articles et analyses sont vraiment intéressants a lire. J’en apprends toujours un peu plus, une vraie pépite ^.^

    • ameliemarieintokyo

      Merci beaucoup! Vraiment cela me fait plaisir mais je suis tellement gênée de répondre en retard et de n’être plus aussi active! Je ferai un tour par chez toi sans faute! 🙂

  • vampaiaa

    Très bon article! Tu m’as vraiment appris des choses sur le marché du travail au Japon, et c’est direct plus clair.
    On entend tellement de fois que le Japon est un pays «  » »avancé » » » » mais il y a toujours et encore ce problème de hiérarchie entre les hommes et les femmes ..

    Au plaisir de lires tes prochains articles 😀

    Bisouuuuus

  • Sarah

    Bonjour,

    Je viens de découvrir ton blog via le site de PVTistes, il est vraiment chouette ! C’est intéressant car tu donnes plein d’infos sur la vie là-bas, les petits trucs des japonais, la culture…

    Etant donné que tu vis sur place, je me demandais, aurais-tu des infos sur le travail d’éducateur spécialisé là-bas ? Ou travail social de façon plus générale, ou travail auprès de personnes handicapées mentales, autistes…
    On m’a dit que ça se dit « kaigo » (aide aux personnes, je sais pas si ça correspond vraiment…). Enfin en tout cas je me fais peu d’illusions sur la possibilité de bosser là dedans en PVT, mais ayant lu un autre de tes articles sur la galère du travail au Japon, et où tu parlais des diplômes professionnels vraiment spécifiques qui pouvaient être recherchés… un élan d’espoir m’anime, haha !

    Merci d’avance !

    • ameliemarieintokyo

      Bonsoir! Merci de ton gentil commentaire! Ça me fait plaisir de pouvoir aider d’autres personnes.

      Malheureusement, tout ce qui touche au médical ou l’aide aux personnes est très contrôlé. Quand je parle de diplôme spécifique, c’est surtout le domaine IT (robotique, biomédical etc).

      Le Japon ne reconnait que les diplômes philippins pour le moment, main d’oeuvre privilégiée pour l’aide aux personnes.

      Il te faudrait donc passer la formation au Japon (même parcours que les nationaux = haut niveau de japonais).

      Pour en rajouter une couche, tu n’as pas le droit de pratiquer ce genre de métier avec le WHV, puisque c’est avant tout un visa destiné à faire du tourisme.

      Je suis consciente qu’en te répondant je dégomme ton élan d’espoir (^^ »), mais il y a plein d’autres opportunités si tu es débrouillarde! N’hésite pas à me poser d’autres questions.

    • Sarah

      Merci beaucoup pour ta réponse complète et très rapide de surcroît ! Au moins maintenant je sais à quoi m’en tenir à ce sujet, je préfère ça que de me faire des faux espoirs… Je pensais qu’à la limite en « intérim ou temps partiel » il y avait peut-être moyen.
      Et l’expérience dans ce domaine pourrait pas ouvrir des portes genre pour les écoles de langues auprès d’enfants, ou trucs comme ça ?

      Bon, dans tous les cas de toute façon je pars du principe que pour ce genre d’expérience c’est pas un problème de faire autre chose, mon souhait étant justement de voir du pays, et de découvrir la culture japonaise ! Donc si je dois distribuer des flyers pour manger, je le ferai !

      Merci encore en tout cas^^ ! Je vais continuer à lire ton blog, il est vraiment très riche !

  • ap2012

    bonjour,
    Je passe regulierement sur ton blog que jai decouvert il y a quelques mois, je vis moi-meme a Tokyo depuis bientot trois ans, je me demandais si tu serais interessee que lon se parle.
    Je nai pas trouve ton mail sur le blog, mais nhesite pas a me contacter.
    Ambre

    • ameliemarieintokyo

      Bonjour !

      Je suis désolée de ce retard, j’ai déménagé, et été coupée d’internet pendant deux semaines.

      Merci de ce petit message, et pourquoi pas ! Tu peux me joindre par mail en passant par le formulaire de contact :). Je n’hésiterai pas à te rencontrer si tu m’envoies un message avec tes coordonnées !

  • Eugenie

    Tres intéressant ton article, et les graph sont bien clairs tu les as bien choisis.
    J’ignorais totalement que l’emploi a vie marchait grace au fait que ce n’est pas une fiche de poste qui guide ton embauche mais plutot le reconditionnement de l’employé. Je comprends beaucoup mieux la manoeuvre et ce qui fait qu’en France, ce genre d’embauche « rêvée » ne peut pas se faire. (beaucoup de gens passionnés par le Japon vante ce plein emploi à tort et à travers, et en comprendre les failles est très enrichissant).

Partagez vos impressions, idées et expériences avec moi :)

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.