éloge de la médiocrité

Éloge de la médiocrité.

Je n’aime pas les débuts. Ni les fins, d’ailleurs. Vous n’imaginez pas combien de fois j’ai… Et voilà, déjà, ça me démange. Effacer. Retour arrière. Pas cette fois, cependant. Je n’aime pas les débuts, mais il faut un début à tout. Alors je me lance. J’imaginais un démarrage grandiose. Je l’aurais intitulé « Chapitre 1 ». Je trouve que cela sonne bien, ce mot, chapitre.

Dans ma tête, c’est très confus. Le passé se mêle au présent et le fantasme bouscule la réalité, nuage de peinture diluée dans un verre d’eau. La toile est prête, d’une blancheur virginale, et les tubes de gouache tout neufs sont alignés à gauche sur la table. À droite, plusieurs pinceaux propres attendent l’ouvrage, des petits pots en verre rempli d’eau claire à leur côté. La préparation cède la place à l’angoisse des premières ébauches. Plus on la regarde, plus la toile intimide, gonflée d’orgueil, et l’on se recroqueville, vide. Le trait, enfin, s’invite, hésitant ou au contraire, mué par un élan courageux, il caracole sur le grain du papier.

Je vis des éclairs d’inspiration foudroyants et il me faut immédiatement prendre en note les mots qui défilent avant qu’ils ne m’échappent. Et puis le soufflé retombe, la source se tarit et ne me reste plus qu’un paragraphe, certes brillant à mes yeux, mais esseulé. Des morceaux que je tente de coller sur la toile, qui alors se tache, se gâche et finit par ne plus ressembler à rien. Les pots d’eau, sales, ne rincent plus les pinceaux fatigués, la peinture goutte sur la table, me colle aux manches et la page massacrée ne m’inspire plus qu’un vague dégoût de moi-même. Médiocre.

C’est puissant, le dégoût. Cela ôte toute saveur, ruine le plaisir et nous laisse aigri et fâché de nous-même. Des chapitres 1, j’en ai écrit à la pelle, pour finir par effacer de rage mes fichiers. Des années durant, les mots ont ainsi valsé de mon esprit au papier, du papier à la corbeille pour mieux revenir hanter mes voyages intérieurs. « Cela viendra, me berçais-je d’illusions, un jour, tu sauras écrire ». 

§

Je hais l’attraction qu’il provoque. Il s’opère dans la classe une séduction malsaine. Je hais ses cours qui introduisent en moi le doute et le malaise. Assise à la troisième rangée, je fais de mon mieux pour échapper à son regard. Je m’efface dans mon sweat, le coude gauche sur la table soutient ma joue. Ma tête est lasse. Je suis un oiseau en cage et je me cogne aux barreaux de l’incompréhension. Des semaines que nous travaillons les commentaires de texte, exercice barbare qui dissèque cruellement les oeuvres que nous avons à lire cette année. C’est à mes yeux ignorants, violer le travail mystique de l’auteur. Que sais-je de l’intention de Baudelaire ? Baudelaire le savait-il lui-même ? Chaque mot, chaque phrase, chaque tournure décortiquée, massacrée. Envolée la magie littéraire, face à l’oeuvre des médecins légistes en herbe que nous sommes.

Tu nous parles de Nietzsche, tu poses sur l’estrade en bois, tu séduis ton audience à coup de citations provocantes. Chemise ouverte, petite écharpe, coupe savamment étudiée. Tu racontes des aventures, tes aventures. Tu t’imagines nous inspirer, mais tu n’inspires aux jeunes adultes que nous sommes, que le dégoût du livre, de la lecture et de la littérature. Tu nous insuffles le mépris de l’école, de l’académie.

Enfin nous abordons l’écrit d’invention. Je jubile, trépigne même. Jouer avec les mots, s’inspirer, faire siennes des techniques pour modeler le temps de quelques pages, un univers. C’est maladroit, oui, enfantin, très certainement – mais c’est nous offrir, enfin, la chance de nous exprimer, nous à qui l’on intime d’ânonner bêtement le savoir. Je sue sur ma copie, moi et tant d’autres dans la classe.

La mémoire est une créature fascinante. Je me rappelle la satisfaction de rendre un travail que naïvement je jugeais réussi. Je me rappelle les sourires échangés avec mes camarades, l’esprit libéré du travail accompli. Et puis, le dégoût. La copie rendue, le 6 sanglant – mais au delà de la note, ce mépris hautain et destructeur. Médiocres nous sommes et médiocres nous resterons. C’est ce que tu enseignes, nous a enseigné et j’espère que tu n’enseignes plus. Que tu vis une retraite misérable, à la hauteur de tes qualités de professeur.

§

Ma première histoire parlait de princesse héroïque et de château. J’avais mis un grand soin à dessiner les passages clefs de mes aventures sur mon grand cahier. Je crois l’avoir finie, bien qu’en moi cette guerrière blonde ait continué de vivre et de pourfendre les monstres qui venaient me terrifier la nuit. À défaut d’originalité, ce n’était pas l’imagination qui me manquait. Je dévorais la bibliothèque, lisais des livres de grands auxquels je ne comprenais rien et je brodais des contes me tenant moi-même en haleine.

– « Quand je serai grande, je serai avocate et écrivaine et je vivrai dans une ferme à m’occuper des poules ».

Je crois avoir été sérieuse comme un pape le jour de cette solennelle déclaration. J’avais à coeur de combattre les injustices, de pourfendre les méchants de ce monde, tout en écrivant des histoires d’héroïnes pourfendant les méchants de mes mondes intérieurs. La ferme, ma foi, résultait d’une vision très pragmatique : il faut bien manger pour mener des guerres.

Le hic, voyez-vous, c’est qu’écrivaine, ce n’est pas vraiment une vocation sérieuse pour l’éducation nationale. Cette aspiration fantaisiste, j’ai appris à la taire, d’abord, à la cacher ensuite, puis finalement, je l’ai enfouis comme les boites à trésor dans la terre du jardin de mon enfance. Avocate, ça sonnait déjà plus comme il faut. À l’école, j’apprends le Français. Je suis horrifiée par mes vieux cahiers et je m’essaye à des textes plus sophistiqués. Cependant, le doute rampe et s’installe. « Tu n’es pas unique. Tu n’es pas brillante. Tu n’es rien ».

Comment font-ils ? Sérieusement, comment font les écrivains pour écrire ? J’engouffre les livres, je relis jusqu’à 3 fois ceux qui m’émerveillent le plus et ce questionnement me taraude. « C’est le résultat d’une excellente préparation et de recherches poussées, déclare les uns, c’est parce qu’ils lisent énormément », disent les autres. « Il faut lire une page du dictionnaire tous les jours ». « Tu dois apprendre à décrire – mentalement, tout ce que tu vois, même si c’est difficile ». « Il est évident qu’avant de coucher tes premiers mots sur le papier, tu as déjà les grandes lignes de ton histoire en tête, conclusion et pedigree de tes personnages inclus ». Les avis pleuvent et le doute en moi ronge un trou plus gros que celui de la couche d’ozone. Je ne sais pas faire. Je ne sais pas apprendre. Les murs de ma cage n’ont plus de limite et je suis à terre. À bout de souffle, j’écris encore, incertaine. Des textes sans saveur, sans originalité. Médiocres fantasmes que je mets en mot avec des rêves inavoués de grandeur. Je ne lis plus. Chaque livre est une épine de plus dans mon orgueil blessé. Un rappel de mon absence de génie. Je me console. « Un jour, cela te frappera comme la foudre ».

§

Elle se craque les doigts – une mauvaise habitude de plus, tente de taper quelques mots sur son clavier bluetooth, mais très vite la frustration l’emporte. Elle écrit, efface, écrit pour mieux fermer son document sans sauvegarder. Elle en ouvre un nouveau. Dehors, il fait très beau, ciel bleu, soleil éblouissant d’hiver et, elle se l’imagine, une bise glaciale qui fait rougir les joues, couler le nez et ronge la peau des mains. Agitée sur sa chaise, n’en tenant plus, elle se lève pour faire un thé, attrape son téléphone au passage. Elle s’était jurée d’écrire une page, au moins une petite page, avant de consulter les réseaux sociaux. « Je rentre tard« . Elle soupire. Encore un tête à tête avec l’écran, un repas froid et fade et la tristesse d’un début de soirée en solitaire. « Je devrais en profiter pour écrire ». La petite musique de sa bouilloire électrique brise le silence pesant. Elle presse le bouton de sécurité et commence à remplir sa théière. « BB Detox… Quel nom ridicule ».

Après quelques étirements, elle se rassoit, non sans jeter son portable sur le lit dans la pièce à côté. À force de bloquer sur le début de son histoire, elle se figure qu’elle pourrait commencer par le milieu. Le problème, c’est qu’il faudrait déjà savoir où cette histoire la mène. « Écrit une ligne, putain. Une seule ligne. Même médiocre. Tu t’en fous, tu retravailleras plus tard ». Vient la paralysie, les bras en appui sur la table, les doigts au dessus du clavier, fébriles, tremblants (à moins que ce ne soit le froid ? Elle monte le thermostat du chauffage). « T’as 30 ans putain, 30 ans. Pas encore trop tard pour commencer. Des années que tu attends, que tu espères le moment propice, l’inspiration foudroyante qui te propulsera vers la lumière. Merde. Ça n’arrive que dans les livres ces foutaises. L’instant, faut le saisir, et je te ne parle pas de carpe diem. Carpe diem, c’est aller dans le mur. Rechercher la perfection, c’est aller dans le mur. Attendre, c’est aller dans ce foutu mur« .

C’est une histoire d’amour. Elle en est sûre. Elle l’a toujours su, intuitivement. Elle n’a pas de fin. Pas encore, mais le début n’est pas plus clair – il faut remonter loin, très loin, et réussir à coller les fragments. Une sirène d’ambulance, dehors, fait écho au sentiment d’urgence qui l’étreint. Elle cherche à mettre des mots sur les couleurs qui l’habitent. À peine tire-t-elle un fil de la pelote que les noeuds se resserrent et le fil casse. Une histoire d’amour, vraiment ? Sourcils froncés, elle doute. C’est délicat, les histoires d’amour, et très vite écoeurant, comme ce chocolat au lait de mauvaise qualité que l’on fait longuement fondre sur le bout de la langue. C’est prendre le risque d’employer des expressions éculées allant avec le style. Parce que c’était moi, parce que c’était toi et compagnie. « Oui, mais, la répétition de ces expressions tout faites, c’est rendre hommage à leur beauté simple ». Elle boit une gorgée de thé et grimace, il est froid.

Alors qu’elle cherche toujours à tirer sa première phrase du néant, le souvenir obsédant de son premier long travail d’écriture – inachevé, lui revient. Elle l’avait fait imprimer, impressionnée d’avoir aligné 100 pages. Elle ignorait alors que se comptent plutôt les mots. L’écriture, réalise-t-elle, touche à l’intime. Ce manuscrit, aussi brillant de médiocrité qu’il fut, représentait sa chair à vif. Et le faire lire, son plus grand regret. « Il faut dire, c’était nul ». Au fond, ce qui la bloque, c’est cette mise à nu, cette souffrance qu’il faut exposer aux vents et marées. L’écriture comme sublimation de la souffrance. « Tu t’entends quand tu penses ? Arrête-donc de dire des conneries pseudo philosophiques, de tourner en rond et pond moi cette première phrase ! ».

Au diable la perfection, à moi la médiocrité.

6 Comments to “Éloge de la médiocrité.”

  • Rill

    J’aime !
    Je me retrouve mille fois dans ton récit. De la classe-cage, au prof de philo a vomi, de l’excitation de l’écriture d’invention, même de l’héroïne princesse ! N’est-on jamais vraiment original ?

    « Se forcer à décrire chaque situation avec des mots », c’est mon exercice mental préféré.

    Le blocage, je le vis en ce moment, à passer mes journées sur un clavier japonais, j’en perds la fièvre d’écrire. Mes doigts confondent les touches de retour au bercail, le texte devient illisible, je passe trop de temps à corriger les erreurs et cela m’horripile.
    Je te lis à ma pause-déjeuner, j’ai hâte que tu continues à coucher tes pensées par écrit.

  • Publier ou ne pas publier une histoire en ligne ? | Amelie Marie In Tokyo

    […] Alors que mon esprit s’éveille de son engourdissement et fourmille d’idées, j’ai pesé le pour et le contre de publier en ligne, cherchant notamment des plateformes propices à cette exécution. Je n’en ai trouvé aucune convaincante. Entre celles qui veulent ranger nos récits dans de jolies cases, les autres qui pondent des questionnaires de personnalité digne d’un magazine télé, et la dernière catégorie, la pire, qui presse à la course aux likes, j’ai finalement opté pour créer une catégorie à part sur ce blog. Je m’excuse auprès de ceux qui sont moyennement convaincus par mes divagations et qui viennent surtout ici pour une dose de Japon. Le Japon ne sera jamais très loin – diantre, il est même au coeur de cette affaire, mais je traîne dans une introduction sans fin. […]

  • biamont

    …et encore une petite  » l’on intime d’ânonner bêtement » c’est un peu redondant, non ?

  • biamont

    Bonsoir Amélie Marie,
    Il m’arrive de vous lire attentivement.
    Votre style évolue et vous le soignez. Je trouve ça bien et particulièrement lorsque vous avez un bon sujet. Sans lui, peine perdue. Évitez de devenir inutilement littéraire et relisez-vous ou réécrivez plus souvent.
    Voici, bien amicalement, quelques observations sur votre dernière livraison:
    « je suis un oiseau en cage et je me cogne aux barreaux de…(c’est plus fort et plus juste, en relation avec l’idée de la cage).
    « Tu nous insuffles le mépris de l’école…(Influer est inapproprié.)
    et enfin  » C’est ce que tu enseignes, nous a enseigné et que j’espère… (changer l’emplacement du « que » agit sur le rythme de la phrase.)
    Avec toute ma considération.
    Guy Biamont

    • ameliemarieintokyo

      Bonsoir, tout d’abord, merci d’avoir pris le temps de me lire et de m’apporter vos observations. Avoir des retours m’est toujours très précieux. Je suis bien d’accord sur la relecture, c’est mon gros défaut tellement je suis impatiente de publier – je m’en mords les doigts à chaque fois, surtout lorsque je fais des bourdes assez ridicules (influer ! Mais où avais-je donc la tête ?!).

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