365 Jours de Tokyo: Le Mari En Pointillé
- Amélie Marie
- 14 décembre 2016
- Vie quotidienne
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22:31, Mardi 13 Décembre, Tokyo, Skype.
– Hm, donc si je rentre le 20 mars, c’est bon, non? J’atterris le 20 à Narita. Je visite ma future entreprise le 21, j’étudie ensuite jusqu’au premier jour de travail, le premier avril.
Le mari arbore un visage satisfait. Il s’est visiblement creusé les méninges sur cette histoire de calendrier.
– Hein? Le 20? Aussi tard?! Tu ne devais pas rentrer le 11 ou le 12?
– Pas vraiment, enfin si, en cumulant mes jours de congés. Mais la JICA* m’a demandé d’organiser une conférence le 17.
Rapide calcul de ma part. Il arrive le 20, mais n’est pas là le 21. Neuf jours pour nous – si tant est que je puisse prendre des vacances. C’en est vexant.
– On ne pourra quasiment pas passer de temps ensemble avant que tu commences le travail…
– C’est la vie. Surtout au Japon.
J’éteins l’ordinateur, morose. Mon mari est parti quand déjà… Juin. Fin juin. Heureusement que je suis adulte. Le temps file relativement vite. Je suis presque étonnée d’être déjà fin décembre. Encore quelques mois avant une nouvelle donne. Allons-nous déménager? Rester au Japon? Je songe à déménager. Avec le Nippon, ce n’est pas une valise de fringue qui débarque, mais une cargaison de bouquins et de bric à brac. Je vis dans 28 m2 et ma philosophie, c’est le vide.
Je me brosse les dents tout en réfléchissant à l’équation délicate qui se profile à l’horizon. Sa nouvelle entreprise organise une période de formation avant de le lâcher dans leurs bureaux. Un mois je crois, enfin j’avais entendu dire que c’était en général trois ou quatre. Mais il entre dans cette entreprise au deuxième échelon. Ou peut-être troisième, je n’ai pas suivi. Mais il est fort probable qu’il soit par la suite muté à l’étranger. Assez rapidement. Alors casser la tirelire pour déménager…
Toutes ces idées me traversent l’esprit alors que je règle mon réveil et éteins le chauffage pour la nuit. La pièce se refroidit vite et je m’endors, engourdie.
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Aout 2014, Tokyo.
– J’ai été pris!
Le Nippon me regarde, le visage grave et étonné. Il a quitté son travail cet été, après que je l’ai encouragé à envoyer des candidatures pour étudier à l’étranger. Nous avons recherché avec soin un établissement qui lui conviendrait et sommes tombés sur une des meilleures universités russes. Programme jumelé avec les États-Unis, cours en anglais et en russe, des histoires de géopolitique en Eurasie comme il les aime. Et bien sûr, son expérience avec la Russie et son année en Ouzbékistan font du Nippon un candidat au profil parfait pour ce type de Master. Voire un profil rarissime en prenant en compte la publication d’un manuel de grammaire sino-ouzbecque. Je me demande encore comment j’ai pu pêcher un japonais pareil.
L’université est heureuse de lui envoyer sa lettre d’acceptation pour un Master à MGIMO**. Il lit et relit l’email, radieux. Cette candidature a été le parcours du combattant. Il a dû lutter avec des concepts comme la lettre de motivation (« J’en sais rien moi, je veux étudier, c’est tout!« ) et le curriculum vitae (« Pourquoi diable veux-tu que je parle de mon premier boulot? Ça sert à rien.« ) mais aussi un essai très personnel (« …J’y arriverai jamais » « Mais si, mais si » « Non! »). Demander à un japonais d’écrire au sujet de ses motivations, de son futur et de ses expériences passées, ce n’est pas de la tarte. Il rechignait. Je l’ai coaché. Il a râlé. Je l’ai encouragé. Il s’est appliqué, la peur au ventre, celle du refus.
– T’as vu, t’as vu!? Hein, t’as vu, j’ai été pris. Ah ah! Franchement, c’était facile, je comprends pas pourquoi tu m’embêtais.
*
Fin Janvier 2016, Niigata, Skype.
– Je suis bien arrivé!
– Ouf. Tant mieux. Il fait froid?
– Trop. C’est la mort Niigata. Y a rien, je te jure.
Après un an et demi en Russie, le Nippon a trouvé un stage au nord ouest du Japon, Niigata. J’ai grogné, mais c’était toujours mieux que Bagdad, Téhéran ou je ne sais encore quelle folle destination il avait en tête. Trouvez un pays avec une économie en souffrance, soupoudrez d’une situation politique tendue, un poil de terrorisme. Vous avez la plupart des destinations prisées du Nippon.
Durant son stage, le Nippon a fait quelques sauts sur Tokyo, en coup de vent, le temps de passer des entretiens d’embauche. C’est la dernière ligne droite… Un mercredi soir, en mars, il ouvre le courrier.
– Oh. J’ai une promesse d’embauche pour avril 2017***.
Il laisse tomber la lettre sur la table. C’est un peu le choc. Une grosse boite de consultants, pour laquelle l’entretien c’était très mal passé. « Vous ne deviendrez jamais consultant« . C’est ce que lui avait dit avec une mine dégoutée l’un des directeurs présents à l’entretien. Un con fini probablement.
Il est un peu sonné.
– Je suis pas sûr d’avoir envie…
– Tu verras bien. Tu peux toujours partir si cela se passe mal. On est libre, rappelle-toi ça. Allez, appelle tes parents maintenant, ça va leur faire plaisir.
*
Fin mai 2016, Tokyo, Skype.
La conclusion de son stage a ramené le Nippon en Russie, pour ses examens finaux.
– Yattaaaaaaaaa!
Il bondit sur son lit, mais la vidéo saccadée me retransmet du Picasso. On vient de mettre le point final à sa thèse de Master. Les examens sont dans la poche. C’était l’ultime étape avant son retour au bercail.
*
Début juin 2016, Tokyo.
– L’entretien s’est super bien passé! Je pars en Ouzbékistan-euh, je pars en Ouzbekistan-euh!
Il sautille un peu partout. Ce matin, il a passé un entretien avec le ministère des affaires étrangères. Une mission auprès de l’ambassade japonaise à Tachkent. Une vraie aubaine. Le contrat était initialement de 3 ans, mais ils acceptent de le raccourcir à 10 mois. On fête ça dans un restaurant de sushi. C’est le milieu de l’après midi, mais à Tokyo, on mange n’importe quand.
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9:05 Le réveil sonne. J’ai du mal à émerger de la couette. On est quel jour déjà? Ma main glisse pour attraper le portable. Mercredi. Je clique sur le bouton de rappel, on ne sait jamais. J’émerge doucement et je coupe le mode avion. Les notifications défilent sur mon écran, mais je traite en priorité le Nippon. Un titre d’article en russe, « Attentat à la bombe à Tachkent » me tire de ma torpeur matinale. Deux bombes artisanales ont explosé près de l’ambassade américaine. J’ai du mal à comprendre l’article, tant mon russe est rouillé. Rien dans les médias occidentaux.
– Tu rentres, hein?
– Hmm, je ne sais pas… Je suis heureux ici. Je vais pouvoir observer des moments historiques!
– … Mais tu rentres, hein?
Sourire enigmatique. Je pense que je vais finir par vivre à Tombouctou.
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*JICA: Agence japonaise de coopération internationale
**MGIMO: Institut d’État des relations internationales de Moscou
***Au Japon, lorsque les futurs diplomés font leur recherche d’emploi, à partir de la troisième année universitaire (cursus habituel de 4 ans), c’est en général pour un poste disponible après leur diplôme, dans les 6 à 12 mois.
tetoy
Un quotidien qui n’en est pas un.
Voilà mon ressenti face à ton article. Et je trouve ça chouette. Une vie différente sans qu’elle le soit totalement.