365 Jours de Tokyo: Écrire
- Amélie Marie
- 12 décembre 2016
- Vie quotidienne
14:39 Je regarde la page blanche deséspérément vide de mon nouvel article. Je prends une nouvelle bouchée de mon sandwich tonkatsu*. J’entends les voix venir de la salle de réu’. Les dernières préparations du séminaire de demain matin sont en cours. Il fallait faire la mise au point avec l’intervenante, une chouette japonaise. Je suis assez fière de moi, car c’est par mon intermédiaire (mon génie voire…) qu’on l’a rencontrée.
***
Un jour, Août 2016.
– Vous savez, faire une formation continue serait très enrichissant pour nous. D’une part, nous pourrions développer nos compétences pour vous aider à construire cette nouvelle entreprise, d’autre part, les cours sont en anglais. D’une pierre, deux coups comme on dit.
– À quelle formation songez-vous?
– Eh bien, ce cours de stratégie de communication interculturelle dans la gestion des RH serait parfait pour une équipe multiculturelle gérant une agence de recrutement pour étrangers (je dis ça je dis rien).
– Combien?
– 60,000. Par personne.
*
Mercredi soir, 20 septembre 2016, Université Temple.
– Bienvenue. La première chose que vous allez faire, c’est vous présenter les uns aux autres. Ensuite, chacun d’entre vous me présentera un autre élève.
Je me tourne vers ma voisine. Nous avons nos cartes de visite déjà dégainées et nous les échangeons en nous saluant. L’échange de meishi**, c’est un art sacré.
– J’ai vécu aux États-Unis et j’ai été professeur d’anglais. En ce moment, je monte ma boîte de coaching et de formation professionnelle.
– Sans blague!? Je vais vous envoyer un email dès ce soir, je pense que ma CEO sera ravie de faire votre connaissance.
***
14:54 Le curseur clignote, comme pour me mettre la pression. Ma pause se finit dans quelques minutes – je l’ai prise assez tard aujourd’hui, ayant eu pas mal de choses à gérer dans la matinée. Je le regarde disparaître et réapparaître. Je tape un mot. L’efface. Écris une phrase. La relis. La déteste. L’efface. J’ai pris des notes au hasard ce matin. Des idées qui me traversent l’esprit. Des détails que j’aperçois…
Il faisait très, très froid lorsque je suis sortie. Je cherchais mes gants dans mon sac. Mais j’ai dû les enlever aussitôt mis. Devant moi, sur le trottoir, un papi faisait la course avec son petit-fils, qu’il emmenait à l’école. L’enfant était radieux. Il courait sans faire attention au vélo. Il avait les joues rougies par le vent et les cheveux ébouriffés. Le vieil homme s’est retourné pour se rapprocher de lui, et laisser le vélo embarrassé reprendre son chemin. Il s’est penché vers son petit fils, le regard pétillant et rempli d’amour. Et j’étais presque certaine qu’il lui a glissé « Chiche, on fait la course jusqu’aux escaliers ». Je les ai vus repartir de plus belle et grimper les marches de la passerelle bleue.
Je hais la concordance des temps. Mais je n’ai guère le temps de réfléchir plus en avant. Le téléphone sonne. La stagiaire décroche et je veille au grain. Ma pause est finie, mais la réunion s’attarde, et je dois discuter avec mon collègue. La petite a l’air de s’en tirer. Je jette un dernier coup d’oeil à ma page. Non, rien ne me vient. Je passerai sans doute deux heures dessus ce soir.
– Merci d’être venue! Faisons de notre mieux!
J’entends l’équipe saluer la coach japonaise qui s’en va. La porte de l’entreprise, grosse et métallique, se ferme d’un brusque claquement qui résonne dans la cage d’escalier. Il faut vraiment qu’on trouve une solution pour ce bruit épouvantable.
– Olalala. Quelle belle personne. On en rencontre plus des comme ça. C’était vraiment une chance que tu la croises durant ta formation.
– Oui, vraiment, une chance.
– Merci encore! Quelle rencontre fortuite, moi qui ne trouvait aucun coach!
Il est 15:35. La chef prend enfin le temps d’aller déjeuner, non sans avoir passé d’abord 15 minutes à me briefer sur l’année 2017 et les changements à venir.
***
17:15 Je rentre, mais pas de gaité de coeur. Je me sens dry. Purée, sêche peut-être? Non, non. L’inspiration à zéro? Arf, l’équilibre de cette phrase me ferait pleurer. Écrire, ce n’est déjà pas facile, mais le comble, c’est de pouvoir exprimer très bien ce que je ressens en anglais, avec du vocabulaire anglais, et d’affronter la frustration de ne pouvoir mettre le doigt sur le mot parfait en français.
Je suis perdue dans mes pensées. Et je ne remarque évidement pas que j’essaye de passer le portique du métro avec ma carte d’identité. Je m’excuse piteuse, et m’écarte de la foule qui s’était accumulée derrière moi. Je cherche ma carte, dans le fond de mon sac.
– Aïe, putain!?
Je sors la main à demi-victorieuse. J’ai la carte, mais je me suis aussi coupée la main sur mes clefs. L’hiver au Japon fait de nous des crocodiles à la peau desséchée…
Dans le train, je sens que l’on m’observe. Je relève la tête et, dans le reflet de la vitre, je vois le jeune homme qui se tient légèrement devant moi, sur la droite, baisser ses yeux. Par curiosité, je fais mine de lorgner sur mon écran de portable. Rapide coup d’oeil vers la vitre, même cirque. Je me lasse et me laisse porter par ma musique…
10:01 La manager semblait chercher quelque chose quand, d’énervement, elle jeta son sac d’un coup sec sur le bureau. « C’est pas vrai! J’ai encore oublié ma crème pour les mains. Oh non. J’ai vraiment mal ». Tout en se plaignant, l’air renfrognée, elle se frottait ses mains l’une contre l’autre. « Si vous voulez, j’ai la mienne » ai-je dit en me jettant sur mon sac. Je n’utilise que rarement de la crème en vérité. Mais j’aime être équipée. « Je peux vraiment? ». Ses yeux sont reconnaissants, et elle s’empresse de sentir le flacon. « Ouh, y a des huiles dedans ». Nos collègues, très intéressées, se sont alors rapprochées…
Alors que le train freine, je me prépare à descendre et range mon téléphone dans la poche. Je finirai ma note plus tard. Alors que je lève le nez, je réalise que je m’apprête à descendre à la mauvaise station. Par un malheureux réflexe, je recule et bouscule la personne qui derrière moi, cherche à sortir du wagon. Un homme d’âge mûr, les cheveux courts lissés en arrière avec du gel. Il râle. Je m’excuse. Les portes se referment sur son regard courroucé.
Il fait vraiment très froid et une fois dehors, je me presse de monter les escaliers menant au magasin Tout à 100 yens, enfin 108 si on prend en compte la taxe. C’est toujours bondé et j’ai envie de sortir au plus vite. Ce que je voulais écrire, déjà m’échappe. C’est un gros souci. Parfois, les mots s’alignent parfaitement l’espace d’un instant. Et alors même que je réalise leur valeur, et m’apprête à les griffonner quelque part, ils s’estompent, et le voile mystérieux de l’inspiration retombe. Qu’avaient-ils d’intéressant à dire, les mots?
Au passage piéton, je me faufile derrière un homme assez gros, car il marche avec assurance et fend avec aise la foule compacte qui arrive dans l’autre sens. J’en profite pour ressortir mon iPhone et je pianote mes dernières observations. Je vais finir renversée par une voiture à force.
17:43 Je m’apprête à passer devant mon Kaitenzushi*** préféré. Enfin, préféré jusqu’aux travaux de rénovation, il y a quelques mois de cela. Flambant neuf, il me semble avoir perdu une partie de son âme. Il est couvert de banderoles rouges et dorées:
« Moins 10% pour les plus de 60 ans »
Dans un quartier étudiant, une telle promo, ça donne une petite idée de la vitesse à laquelle le Japon se fâne, se flétrit avec une population toujours plus âgée et un manque cruel de jeunes…
Soupir. Je pourrais m’arrêter. Quelle idée, ces 365 jours. C’est ce que je me dis. Tokyo est une muse cruelle. Je vois ce 22ème jour se finir et l’angoisse de la page blanche me saisit. L’angoisse de l’écrivain, si tant est que j’arrive à la cheville du plus médiocre d’entre eux.
Mais finalement, je trouve toujours quelque à écrire.
***
*Tonkatsu: porc pané
**Meishi: carte de visite en japonais
***Kaitenzushi ou kaiten-zushi (回転寿司, littéralement « sushi tournant »): type de restaurant de sushis ou ceux-ci sont présentés sur un tapis roulant
tetoy
Pour une page, elle est plutôt fournie 🙂
Cassandre
Je lis tout. Pas tous les jours, parfois je laisse passer 3,4 articles que je rattrape d’une traite. 365 jours, c’est dur, mais au bout je vois un livre. Tiens bon!!
Bérénice
J’aime beaucoup ta façon d’écrire Amélie, tu as vraiment un style propre à toi 🙂
Shinji
Très belle chute =) Pour quelqu’un qui n’avait rien à écrire c’était bien fourni ! Et même si tu n’as pas trouvé ça intéressant, tu auras toujours quelqu’un pour te lire jusqu’au bout!
C’est 8% la taxe dans les 100 yens shop? C’était pas 104 à un moment? Ca a changé ou j’ai fumé?
ameliemarieintokyo
En 2014, la taxe est passée à 8%! Elle aurait dû passer à 10% en 2015, mais le gouvernement a reculé face à l’économie qui ne redémarre pas. Et merci beaucoup! 🙂