Le supermarché japonais

Lorsque l’on s’installe à l’étranger, l’une des premières épreuves vécues – si ce n’est la première, est d’aller faire les courses. Traumatisée par la Turquie, blasée par la Russie, mise à l’épreuve en Ouzbékistan, je m’attendais à une expérience reposante avec le supermarché japonais. Les nippons, leur politesse vantée – et avec mérite je ne le nierai point, et leur respect des règles de vie en société, semblaient plein de promesse pour des courses sereines.

Raté. 

J’ai peut-être pas de chance. Ça ne serait pas impossible. Mais lorsque je mets les pieds dans un supermarché japonais, j’ai l’impression d’entrer dans un labyrinthe combiné à une arène de gladiateurs.

Le contexte

S’il existe bien des grandes surfaces comme nous les envisageons en France, le coeur de Tokyo, c’est plutôt franprix et compagnies. Des petites supérettes – un miracle quand elles font deux étages, avec certes des milliers de produits, mais un choix relativement limité pour qui veut cuisiner occidental (moi). Pour qui est profane de la cuisine japonaise, 60% des rayons rassemblent de mystérieuses denrées aux couleurs douteuses (faites un tour au rayon tofu, konjac et on en reparle). Je ne désespère pas un jour de virer au tout japonais. Mais mes incursions sur le territoire sont encore tâtonnantes et c’est pleine de suspicions que je repars avec d’étranges aliments.

Le premier mot d’ordre du supermarché japonais ça reste quand même le bordel. Et les cartons un peu partout, car ils sont toujours plus ou moins en train de réapprovisionner les rayons. Souvent à l’heure de pointe.

 source  Et encore. Je trouve cette image très raisonnable.

source Et encore. Je trouve cette image très raisonnable.

Le second mot d’ordre semble être l’éclairage-vas-y-je-te-pète les yeux à coup de néons blanchâtres. Sans doute pour réveiller la horde de zombies faisant leur course avant – après le boulot. Le Japon est la civilisation de la lumière. Une histoire de rétine parait-il.

Enfin le dernier détail – qui semble surtout vrai à Tokyo, est l’espace très restreint des rayons. Mettez deux personnes armées de leurs paniers respectifs et vous les trouverez dans l’embarras pour passer.

Le bordel ambiant

Les horaires larges – parfois étranges, des grandes surfaces sont un avantage indéniable du Japon. Jamais je me dirai « bordel de nouilles, il est 20:47, les carottes sont cuites, on est bon pour manger les deux patates qui se battent en duel dans le fond du frigo » (en vrai, je n’ai même pas deux patates).

Mais par un phénomène inexplicable – vite, une théorie, c’est toujours le bordel. En deux ans et demi de vie à nipponland, j’ai bien dû faire toutes les tranches horaires, mais je n’ai jamais eu la sensation de faire mes courses sereine. Pour tout vous dire, je suis exaspérée à chaque fois que je dois aller acheter à manger et je pèse longuement le pour et le contre. J’ai déjà vu des personnes rentrer dans mon supermarché habituel, pour finalement en ressortir immédiatement, l’air désespéré.

Quand je parle de bordel, c’est que soudainement nos japonais policés semblent avoir deux pieds gauches, deux mains droites et une incapacité à gérer leur panier de courses. Je ne dis pas qu’on est mieux dans le reste du monde. Et lorsqu’ils ont un mini caddie, c’est encore pire (*note: c’est peut-être Tokyo, hein).

 source Le caddie version Japon...

source Le caddie version Japon…

Le chaos a une source. Les promotions surprises, les cartes à point, les réductions.

Une grande spécialité du Japon, c’est la promotion surprise – qui parfois n’est pas vraiment promotionnelle, mais l’effet d’annonce l’emporte sur la raison. Promotion d’une semaine, d’une journée voire d’une heure – ou encore jusqu’à épuisement du stock, on se croirait en plein milieu d’un souk, avec le crieur appelant les chalands. Vous pourriez être surpris de la férocité des gens lorsqu’il s’agit de mettre la main sur deux paquets de lessive pour le prix d’un.

La seconde spécialité locale, c’est le système de carte de fidélité. Certes, existant dans nos contrées, j’ai la ferme impression que les japonais l’ont élevé à un autre niveau et la clef de voûte semble être de cumuler des points permettant de payer de futurs achats. Les journées spéciales points sont souvent le point de départ de chaos indescriptible dans les rayons car toutes les ménagères semblent se donner le mot. Ainsi que les petits vieux. La dernière fois que j’ai mis les pieds à Oozeki, j’ai entendu une japonaise expliquer à sa copine – étonnée du bordel monde,  que c’était en raison d’une journée spéciale point.

La carte de fidélité de mon supermarché. Je ne sais toujours pas quoi faire de mes points...

La carte de fidélité de mon supermarché. Je ne sais toujours pas quoi faire de mes points…

Voici le parfait exemple d'un début de guerre civile dans les rayons: la multiplication des points sur votre carte.

Voici le parfait exemple d’un début de guerre civile dans les rayons: la multiplication des points sur votre carte.

Au Japon, il existe un merveilleux système limitant le gâchis: les réductions de 10% à 70% sur les produits qui sont proches de la péremption. Cela permet de liquider les stocks mais cela provoque de redoutables affrontements silencieux dans les rayons. Il faut avoir l’oeil du faucon et la main agile pour attraper le plateau repas convoité en se contorsionnant entre deux chariots.

 source  Les bentô sont préparés le jour même, et périment vite. Les prix baissent en général dans les heures suivant leur mise en rayon.

source Les bentô sont préparés le jour même et périment vite. Les prix baissent en général dans les heures suivant leur mise en rayon.

 source Plats tout prêts, appelés "bentô".

source Plats tout prêts, appelés « bentô ».

*intéressés par les réductions: suivre le hastag #LaLigueDesPortefeuillesQuiPleurent. Du made in Japan.

La véritable source du chaos. Les petits vieux.

 source Ce dessin est une fiction...

source Ce dessin est une fiction…

Ceux qui me suivent sur Twitter connaissent bien mes mésaventures de supermarché. Les acteurs de mes petites tranches de vie sont très souvent les personnes âgées japonaises. Avec quasiment 25% de la population japonaise âgée de plus de 65 ans, on ne peut pas les rater. Mon quartier concentre peut être la moitié des vieux de Tokyo, qui sait… Toujours est-il que même à l’article de la mort, ils sont de redoutables clients, sans foi ni loi dans les rayons et aux caisses.

L’autre jour donc, j’en vois un qui flanque un bon coup de pied dans le chariot de l’autre en grommelant « jyama » (邪魔, obstacle, gène). Pensez-vous qu’il aurait pu lui demander poliment de se pousser? Ben tiens ! Le pire, c’est que c’est récurrent. Ils préfèrent se pousser, se bousculer ou se marcher sur les pieds, plutôt que de poliment s’excuser et demander le passage.

Lorsque les plats tout prêts et les produits frais sont en promotion, il faut jouer des coudes avec les grands-mères pour espérer attraper la dernière croquette à la citrouille (je me battrai jusqu’à la mort pour ces dernières). Qui sont les premières à foncer dans le tas avec leurs caddies et à te rouler sur le pied ni vu, ni connu !

Sans foi ni loi donc, les petits vieux japonais semblent prendre un malin plaisir à faire leur course à l’heure des gens pressés (la pause déjeuner, aux horaires de sortie de boulot…). À occuper les rayons.  Et à payer en petite monnaie au yen près.

Mais oui, je les aime, les petits vieux.

Le supermarché japonais est une expérience que je conseille à tout touriste de passage dans l’archipel. Plutôt que d’aller dans un conbini – convenience store, tentez l’aventure et mettez les pieds dans un Oozeki, un Seiyu ou encore un Marui Petit. On en reparle autour d’une tasse de thé.

 

*Note à l’attention des lecteurs ignorant du second degré: ceci est un billet humoristique dédicacé aux supermarchés de Tokyo. L’auteure est parfaitement consciente de sa mauvaise foi et n’étend pas son expérience à l’ensemble du territoire japonais. 

12 Comments to “Le supermarché japonais”

  • Marjorie

    Pour avoir bossé longtemps dans un supermarché (et ni en caisse, ni en mise en rayon!) je peux t’assurer que les cartes de fidélité, les points, les journées on double les points (voir plus, je te raconte pas la cohue du jour ou on quadruple les points =_=) et les promotions c’est pareil chez nous ! Les gens qui font la queue (enfin un gros paté) a l’ouverture, qui se marche dessus et qui se battent pour ce deo a -10% avec 30 points sur la cagnotte mais quelle aubaine… Rah je ne supporte plus les supermarchés ! Il est vrai cela qu’au moins en France on a de l’espace…

  • mellelachieuse

    AHAH 😀 super cet article ! Je rêve d’aller m’installer au Japon, du coup tous tes articles me passionnent ^^

    • ameliemarieintokyo

      Merci! Bon courage pour ton rêve. Mais je te conseille de tester avant de tout lâcher pour cela. La réalité est moins top qu’on ne le croit!

  • Safaa chan

    Super article ! Ça me rappelle à Fukuoka quand j’y étais, à coté de nos logements étudiants il y avait un grand centre commercial, Jusco, j’adorai m’y rendre pour faire mes courses avec toutes les petites musiques en fond ! Et le soir avec toutes promo sur les plats préparés, le rêve !!

  • PinkyxCandy

    Haha j’ai l’impression que le phénomène des petits vieux sortant uniquement aux heures « de pointes » est un phénomène qui se trouve pas mal chez nous aussi. Même si pour le coup, il y en a moins ^^

  • Eugenie

    J’aime beaucoup les supermarchés, et comme Célestine, je n’ai pas du tout eu ce genre de souci en y allant. Apres, je ne vis pas au Japon, donc je n’ai pas le rude vécu que tu as !
    En tout cas j’ai bien rigolé en lisant ton article.

  • aspho

    Je suis tentée de dire que l’on a les mêmes petits vieux en France. Ceux qui te grillent le passage en caisse (oui mais je n’ai que deux paquets de farine *regard larmoyant*), ceux qui te mettent un coup de caddie dans les reins, ceux qui viennent uniquement aux heures de pointe pour savourer le mouvement (idem dans les bus à Paris, plein de vieux au rush hour). Moi j’ai eu le droit aux coups de coude dans les côtes de la vieille de 1.50m dans un temple à Nara (dégage sale gaijin), sympa aussi. Je pense que les « supamaketo » de ton quartier doivent être particuliers cela dit, j’ai expérimenté un supa à Higashi Shinjuku maintes fois et c’était toujours bien calme. Pour les courses à l’occidentale, il y eu des Carrefour au Japon (avec du nutella et tout) mais ça n’a pas marché (business model inadapté au marché nippon) peut être que dans les Costco tu trouvera ton bonheur.

  • sanjuro

    Je me rappelle de mes premières courses dans le combini de mon quartier.
    Ne voulant pas prendre de risque dès le premier jour de mon installation, j’ai pris du riz, quelques légumes et une boîte d’œufs. Et là je me suis retrouvé avec non pas une agréable omelette mais avec des œufs couvés…..
    Je me suis passé d’œufs ce soir là ….

  • Yugielf

    Article tres interessant, ayant travailler dans differents types de supermarchés je te rassure pour les vieux on a les même en france (c est la vieillesse qui veut ça? ).
    Pour ce qui est de l organisation du magasin en france on tend vers le meme systeme diminution des stocks(moins couteux) flux tendu sans rupture de stock (le modele ideal n’est ce pas?) donc ça devient courant ce déballage. Ça a meme un nom le « dépotage » (mais c’est la phase 2 d un processus de mise en rayon) apres c est surtout une gestion de moyens et de personnels si y a que 1 gas du matin au soir ça se comprend…
    Par contre les remise sont calculées et étiquetées à la main(énorme boulot)? Ou seulement étiquetées et calculées en caisse?(ce qui prend déjà beaucoup de temps)

  • Marta

    Haha, j’adore ton article! Lors que je voyage à l’étranger, je passe toujours par le supermarché. J’adore car je trouve que ça reflette très très bien la culture locale 🙂

  • Célestine Causette

    Ahaha!
    Peut-être qu’on avait de la chance, mais je n’ai pas du tout ressenti ça dans les supermarchés de notre quartier ^^ En général, c’était calme, bien organisé, cool quoi. Par contre, je te rejoins sur le choix des ingrédients… si on veut cuisiner à l’occidentale… laisse tomber! Par contre, du konjac en veux-tu en voilà, ça, oui! (mais beurk ce truc!).
    ^^

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