Plongez dans l’enfer du keigo japonais

Cela fait maintenant plus d’une semaine que je suis perdue dans les méandres du keigo, un niveau de japonais très soutenu exprimant tellement plus que la politesse. Je pense que commencer par une petite citation de Wikipédia (le premier qui n’a pas regardé Wikipédia me jette une tomate):

« Le keigo (敬語?, littéralement langage du respect) est l’ensemble du système de politesse en japonais. À la différence des langues occidentales dans lesquelles la notion de politesse se réalise essentiellement à partir de vocabulaire et d’expressions plus ou moins polies, le japonais possède un système grammatical bien défini pour exprimer la politesse. Les mécanismes (…) mettent en évidence, aussi bien de manière positive que négative, non seulement la relation qui existe entre le locuteur et l’interlocuteur mais aussi entre le locuteur et les personnes dont il est question au cours de la communication. »

Et bam! Dans les dents, petit apprenant de japonais. Tu rigoles déjà moins! 

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Lorsque j’ai débuté mon apprentissage, j’étais déjà avertie des futures migraines que le keigo allait me causer (me cause encore…). Autant j’ai une bonne oreille pour le reconnaître, autant lorsqu’il s’agit de l’employer, je pédale dans la semoule.

Patronne enthousiaste: « Amélie! »
Amélie tout aussi enthousiaste: « Oui, patronne? »
Patronne enthousiaste: « Écoute, ça serait pas mal qu’on fasse plus d’article sur le keigo! »
Amélie en sueur: « Oh, ah, oui, certes, oui, d’accord. »

Du coup, me voilà nageant au milieu d’une pile de bouquins dédiés au sujet. M’arrachant les cheveux, à la recherche d’explications accessibles au commun des mortels. Comprendre le keigo est une chose, être capable de l’expliquer… En est une autre.

Parmi les ouvrages parcourus, celui que je vous recommende chaudement est « Keigo Training« , une mine d’or pour comprendre vos erreurs. Pousser la mise en application « travailler en japonais » est très, très utile. Oui, ces ouvrages sont principalement en japonais car ils partent du principe que vous devez déjà avoir de bonnes bases.

Personnellement, le livre de keigo training m’a permis d’apprendre que le langage du respect est une conséquence directe du système de caste historique de la société japonaise. Jusqu’à la restauration de Meiji, les castes étaient marquées par une distinction linguistique forte. Bien que disparue aujourd’hui, le langage honirifique japonais est resté, symbolisant le degré d’intimité ou le rang social entre les personnes. L’usage du keigo est la marque de votre considération et de votre respect pour une personne plus âgée, ayant une position plus élevée ou plus d’expérience dans un cadre social / professionnel. Concrêtement? Deux dimensions sont à prendre en compte:

  • Vous ne parlez pas le même japonais selon votre interlocuteur – au point que les apprenants ont l’impression d’apprendre une « autre » langue que  le japonais.
  • Et vous ne parlez pas le même japonais selon le « référent » de votre conversation: vous, votre ami, un collègue, un client.

Le plus terrible dans cette affaire, c’est que pour les japonais eux-mêmes, maîtriser le keigo ne va pas de soi. Vous pourriez croire que cela coule de source depuis l’enfance. En réalité, à moins de parents très soucieux de l’éducation de leurs enfants (voir sadiques), les jeunes japonais ne sont confrontés sérieusement au keigo qu’en entrant au collège. Soudain, la hiérarchie sociale chère à la société japonaise ressort dans les rapports avec les élèves plus agés (senpai) et les élèves plus jeunes (kouhai). Par la suite, ce n’est que lorsqu’ils entreront dans leur première entreprise que les jeunes japonais subiront des stages d’entrainement au keigo (ou alors sur le terrain, à la dure). Ne pas maitriser le keigo est considéré comme un grave manque d’éducation.

Pour comprendre un petit peu l’usage du keigo, il faut s’attarder sur une autre dimension fondamentale pour la société japonaise, la différenciation entre uchi / soto: le dedans et le dehors.

  • Uchi signifie le dedans, la maison. En tant que concept, il fait référence à toutes les personnes qui se trouvent dans vos cercles sociaux: famille, entreprise, club de sport…
  • Soto signifie dehors et en tant que concept, englobe… le reste du monde. Tous ceux qui ne sont pas dans un de vos cercles sociaux ou que vous rencontrez pour la première fois: une autre entreprise, des clients…

« La position de la personne dont il est fait référence, par rapport au locuteur, influe sur le choix du mode de politesse ». Se rajoute en prime une règle importante: le langage honorifique ne s’utilise pas à l’égard des membres de votre « uchi » lorsque vous parlez  à quelqu’un de l’exterieur. Humilité oblige.

« Lorsque le locuteur parle de lui-même ou d’une personne qui appartient à son groupe (内 uchi, à l’intérieur) à une personne hors de son groupe (外 soto), il utilisera le langage de la modestie. Si au contraire, le locuteur parle d’une personne hors du groupe, le langage du respect sera systématiquement utilisé. Les personnes du groupe correspondent à la famille, les collègues, les personnes d’un même club. Les personnes hors du groupe peuvent par exemple correspondre à des personnes que l’on rencontre pour la première fois ou à des employés d’autres entreprises avec lesquelles on est en relation. »

Vous êtes un peu perdu? Moi aussi, du coup, je suggère de s’attaquer à la base du keigo.

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Les règles du (Hunger) Keigo

1 – Certains mots (oui, carrément) se subsituent à d’autres, jugés plus respectueux que les mots ordinaires. Roulement de tambour et exemple à la portée de tous, le mot pour demain « ashita » devient « asu » en mode poli. De même, le mot « hito » pour personne, devient « kata ». Ce changement de vocabulaire a un nom « 改まった言い方 » (aratamatta iikata): le discours formel.

2 – Des préfixes honorifiques vont se greffer à certains mots et verbes. Hop, c’est là l’expérience que vit un touriste ayant appris « mizu » (eau) dans son guide et qui découvre que paf (les chocapics) dans les restaurants on dit « o-mizu ». De même pour thé, « cha » qui devient « o-cha » ou encore le mot pour la famille « kazoku » qui devient « go kazoku ». On parle de « 美化語 » (bikago): l’embellissement du discours.

*J’expliquerai plus tard le pourquoi du « o » et du « go », on est pas sorti de l’auberge…

3 – Les suffixes honorifiques, attachés aux noms des personnes, sont aussi une marque du keigo: san, sama etc. … En particulier, sama est utilisé à l’égard des clients avec « o-kyaku-sama ».

Enfin, on arrive au coeur du keigo. LES VERBES.

4 – Le keigo se divise en réalité en 3 styles: poli, modeste et honorifique.

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Le keigo poli: 丁寧語, teineigo

Ce style est aisé à apprendre. Sa structure n’est pas irrégulière et les formes sont relativement simples. Avec le langage familier, c’est un style très vite enseigné aux apprenants. On leur explique d’ailleurs rarement que la forme « polie » fait partie du keigo. Vous parlez japonais avec la copule desu et la forme masu des verbes? Vous avez déjà un pied dans le keigo!

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Bien. Vous pensiez vous en tirez facilement? Nope. Le keigo se divise ensuite entre honorifique et modeste. Pour ces deux styles, les principaux verbes vont se transformer en structure très spécifiques.

Le keigo honorifique: 尊敬語, sonkeigo

On emploit le style honorifique pour marquer un respect direct à l’égard d’un interlocuteur « superieur ». Le sonkeigo marque donc la déférence lorsque vous parler des actions de cet interlocuteur. Ce style ne doit jamais, ô grand jamais (jamais, jamais, jamais) s’utiliser pour soi même (jamais).

À mes yeux, c’est le style le plus difficile à maîtriser, déjà parce qu’il est difficile de réfléchir comme un japonais (qui fait quelle action?) mais en plus parce que les structures sont loooooo…ooooooo…ooooongues. Qui dit longue phrase grammaticale, dit facile de faire une erreur.

Le keigo modeste: 謙譲語, kenjougo

Lorsque vous parlez de vous ou mentionnez quelqu’un de votre « uchi », soyez humble. La modestie est employée lorsque l’on refère à ses actions propres. Certains mots vont aussi changer, pour des formes plus modestes. Le mot pour personne précédemment mentionné, « hito », devient alors « mono ».

Le cas le plus fréquent d’utilisation du kenjougo est de très loin celui où le locuteur parle de lui-même en se plaçant en bas de la relation verticale qui l’oppose à son interlocuteur, afin de se montrer modeste.
Wiki

Bien souvent, le style honorifique et le style de modestie sont mis à part. En effet, contrairement au style « poli », certains verbes vont avoir des structures irrégulières et difficiles à maîtriser. Le tableau ci-dessous vous donne une petite idée du bordel que représente le keigo.

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Veuillez noter que certaines expressions de la modestie « おります”, “参ります”, “いたします”, “いただきます”, “もうします”, “存じでおります” font en fait partie d’une autre catégorie de keigo (rarement mentionnée), le  “teichougo” (丁重後). Ce style est traduit par « discours de la courteoisie »: les actions que vous mentionnez n’étant pas en lien direct avec l’interlocuteur, vous n’avez pas besoin d’être modeste, en revanche vous choisissez d’être très courtois. J’espère ne pas vous avoir perdu à ce stade. Sachez que les japonais eux-mêmes sont mal à l’aise avec ces explications.

Bien. Passons à la « conjugaison ».

En effet, les verbes qui n’ont pas de forme irrégulière obéissent alors à des constructions particulières pour marque le style honorifique ou le style modeste. On peut presque parler de conjugaison.

La première règle, valable autant pour le keigo honorifique que pour le keigo de modestie, est que l’on ajoute les prefixes « o/go » à la base du verb.

Puis on rigole nerveusement. Pardon, puis…

  • Pour le style honorifique, la construction est la suivante:
    « o/go »+ base du verbe + ni naru.Une autre solution, dite « facile » est d’utiliser les verbes à la forme passive. En réalité, utiliser la forme passive en tant que marque de politesse peut amener à tellement de confusion que je ne m’y risquerai pas en dehors de la salle de cours.
  • Pour le style de modestie, la construction est la suivante:
    « o/go »+ base du verbe+ suru
    Si vous connaissez « onegaishimasu », vous connaissez déjà cette structure (o+negai+shimasu!).

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Alors, le keigo, on l’utilise quand?

Eh bien… Comme expliqué en début d’article, le keigo s’emploie à l’égard de personne de plus haut rang (expérience, age…) et en particulier dans le milieu professionnel. Ce qui explique que pour beaucoup d’étrangers, tant qu’ils ne sont pas confrontés au travail avec des japonais, le keigo n’est pas jugé nécessaire (il est très souvent à peine survolé dans les cours).

À noter que certaines entreprises peuvent être plus ou moins strictes, plus ou moins souples et avoir leurs propres règles. L’avantage des étrangers, c’est qu’ils bénéficient d’une certaine bienveillance (voir d’un amusement) lorsqu’ils s’emmêlent les pinceaux avec le keigo.

La difficulté du keigo se mesure en particulier dans des contextes où l’on est amené à rencontrerdes personnes de manière informelle, par exemple une soirée mondaine. Si vous ne connaissez pas les invités, leur âge, leur statut social, vous êtes bien en peine de savoir quel niveau de langue est idéal pour les aborder. Dans certaines situation, le recours au langage soutenu sera considéré comme distant et gênant, tandis que le langage familier, sera jugé plus chaleureux. Ou vice versa.

Expliquer le keigo, n’est pas de la tarte. Limite, c’est plus facile de l’utiliser. Je réalise qu’expliquer ces règles en français, m’est encore plus difficile qu’en anglais. Sans doute parce que l’anglais n’étant pas ma langue maternelle, je pèse un poil moins mes mots. Dans tous les cas, si vous avez des pierres à apporter à l’édifice, des remarques ou *tremble* si vous avez remarqué des erreurs, signalez-le en commentaire!

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15 Comments to “Plongez dans l’enfer du keigo japonais”

  • Florence Mary

    Le japonais : plus tu te renseignes et tu apprends, moins tu comprends
    Non sérieusement, j’apprends les deux formes « basiques », celles avec lesquelles on commence… puis j’ouvre un manuel basé sur l’apprentissage à travers les manga, et j’ai l’impression que les phrases sont écrites dans un style encore moins poli, indéfinissable. Je m’arrache les cheveux !

    • ameliemarieintokyo

      Y a de quoi devenir chauve en effet ! 😉 En fait, au fur et à mesure de l’apprentissage, on finit par réussir à naviguer entre les différentes formes, heureusement. Ce processus d’apprentissage en spiral – avec parfois des paliers difficiles à passer, peut être frustrant, mais la magie du japonais, c’est que même sans avoir une maitrise des formes avancées, on peut relativement bien communiquer avec les gens :).

  • Banane

    Merci pour l’article, très utile !

  • Moshi moshi : comment répondre au téléphone en japonais ?

    […] fallu des années avant d’apprendre que « moshi » vient du verbe de politesse « mousu »: dire. L’histoire remonte à l’introduction du […]

  • thomas lugand

    Merci beaucoup! je cherchais desesperement un livre pour ameliorer mon Keigo!

  • pomponett

    Super, ce keigo confirme mon opinion selon laquelle les japonais sont hyper polis. Je me suis jadis faite injustement rétamer dans une dissertation de philo pour avoir avancé ce point. Traumatisme! XD C’est juste un argument en béton que leur grammaire s’accorde en fonction de la politesse. Je m’intéresse à la langue japonaise comme hobby mais je trouve que tu as bien su expliquer. J’aime beaucoup tes articles. (Ps tu as fait plusieurs coquilles de français dans le 1er§ Le keigo honorifique: 尊敬語, sonkeigo)

    • ameliemarieintokyo

      Merci! J’irai corriger cela :). Je ne sais pas si on peut classer cela dans la politesse (en fait je pense qu’il faut définir ce qu’on entend par politesse?) mais définitivement une question de respect des positions sociales en tout cas!

  • Elodie

    Honnêtement, cet article est juste génial! 1000 merci, je passe un examen après-demain et même après avoir survolé le Keigo en cours je ne comprenais absolument rien! Tu viens de tout clarifier dans mon esprit franchement BRAVO! (explications parfaites selon moi hihi)

    • ameliemarieintokyo

      Je suis désolée de ma réponse tardive. Merci beaucoup! Cela me fait très plaisir que mon article ait été utile. J’ai bien cru me faire les cheveux blancs dessus! Ah ah ah. J’espère que l’examen s’est bien passé.

  • Sarah

    Merci pour cet article très intéressant, on voit que tu as bien fouillé le sujet !
    Je suis partagée entre être encore plus paumée dans l’apprentissage de la langue et à flipper face à la pratique de toutes ces formulations (déjà que les formes de base ont des nuances sacrément prononcées… à la limite du détail), et en même temps grâce à ton article je saisi beaucoup mieux maintenant pourquoi les japonais alternent entre ces différentes formes quand on converse avec !

  • ladyelle134

    Mon taux de « geikoicité » étant passablement totalement inexistant… Je m’abstiendrais de te faire remarquer une éventuelle maladresse 😉

  • tarab2014

    Moi qui pensais qu’apprendre le mandarin était un enfer, je retire : apprendre le japonais est VRAIMENT un enfer 😉 Et bravo pour les explications, j’ai pas tout compris parce que je ne parle pas un mot de japonais mais l’effort pédagogique est remarquable, j’ai quand même saisi deux ou trois trucs…

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