365 Jours de Tokyo: day 35

365 Jours de Tokyo: Les Collègues

4:04 Eh m… Tu parles d’un cerveau. Depuis mon retour, je suis branchée sur un réveil interne déconnant. Joie du décalage horaire et des voyages lointains. Il fait encore nuit dehors, mais la lumière du lampadaire filtre dans ma chambre. Penser à vérifier l’absence de lampadaire, la prochaine fois que je visite un appartement.

8:31 Quelque chose qui n’a pas changé, c’est de partir à la bourre. Enfin, peu importe. Il fait plus chaud dehors que dedans, et déjà mes frissonnements s’estompent alors que le soleil matinal me chauffe les épaules. Il ferait presque bon, sans cette petite bise qui me mord les joues.

8:57 Je suis à l’heure, et lorsque les portes de l’ascenceur s’ouvrent, je claironne un « bonjour ». Dans le vide. Personne à l’accueil et le silence règne. Enfin, à l’exception de la photocopieuse qui ronronne tranquillement en régurgitant une masse impressionnante de copie. Mais oui. Premier vendredi du mois de cours intensif, autrement dit, le jour du feedback. Grande distribution de formulaires à la ronde.

9:12 Une de mes collègues est arrivée en retard en raison d’un arrêt sur la ligne Saikyo (l’une des pires de Tokyo, avec la Chuo). Elle a des cernes sous les yeux. Sans doute a-t-elle encore fini très tard la veille. Et puis, elle vient de Kawasaki. Ce n’est pas la porte à côté. Elle a dû se lever tôt…

– Ah! Olalala!

Je me précipite. Elle vient de tomber dans les pommes, heureusement qu’elle était déjà plus ou moins accroupie, cherchant quelque chose dans son sac. Vite, un verre d’eau. Tudieu, elle bouge plus. Je lui tapote un peu les épaules, autour de nous, quelques professeures inquiètes se rapprochent.

– Ça va?

– Non, ça a pas l’air.

Je suis un peu mordante, mais bon, la petite est par terre, les yeux fermés. Une collègue accourt avec un coussin.

– Elle peut aller se reposer dans une des salles.

Elle revient à elle et refuse de se reposer. Ça ira, qu’elle dit avec un grand sourire. Je grommelle que quand même, y a pas le feu, autant qu’elle s’allonge un peu. La mésaventure tombe à pique, on m’a chargée hier d’interroger l’équipe sur le ressenti au travail. C’est un peu venu de moi et de mes difficultés à tout gérer ces derniers mois. J’aimerais me réorienter et arrêter certaines tâches, pour me concentrer et faire mieux ailleurs. Toujours est-il que voilà l’occasion de me lancer.

– Dites donc, vous savez, en France, on m’a dit de ralentir. Je travaille trop. C’est vrai que je ne me sens pas bien…

– Oh?

– Tiens oui, la stagiaire m’a dit que tu avais confié cela au bureau l’autre jour.

(Nom de dieu, elle en rate pas une elle!)

– Ouais… Mais vous savez, je ne pense pas que cela ne concerne que moi… Je trouve que vous travaillez toutes beaucoup trop, non?

Silence. Mais autour de nous, il n’y a pas grand monde, et nous ne sommes pas pressées de nous mettre à la tâche.

– C’est vrai que c’est difficile… Surtout en ce moment, avec machin absente.

– Ah, et puis, on t’a pas dit que tu avais perdu trop de poids au fait?

Je tique sur cette remarque lancée à l’une de mes collègues.

– C’est quoi cette affaire?

– Ben à la visite médicale, ils m’ont dit que j’avais perdu beaucoup de poids. Que c’était dangereux, et qu’il fallait que je mange.

– Tu as perdu l’appétit? (Demande une autre personne.)

– Non… C’est plutôt que, ben, j’ai pas le temps. Et puis je suis là tard, enfin du coup, je mange un ou deux onigiri mais. Et puis manger ici…

– Mais ça ne va pas! Ce n’est pas assez! Manges en au moins 3!

Je travaille à ses côtés depuis plus de un an, et tout d’un coup, je porte un nouveau regard sur son corps. Elle est belle, grande et a toujours été menue. Mais il est vrai qu’elle me semble pâle, et encore plus menue qu’avant. Elle flotte dans ses vêtements et son visage aussi a changé. Elle arrive tôt. Elle finit tard. Elle n’habite pas la porte à côté non plus.

– C’est vrai qu’on a du mal. On n’arrive plus à tout gérer.

– C’est bien ce que je pense! J’acquiesce. Vous en faites beaucoup trop, toutes. Vous n’êtes pas assez, et puis l’organisation ne tient plus.

– Oui c’est vrai! Je n’arrive plus à gérer les emails, surtout que je parle aussi avec les élèves.

La discussion se poursuit un peu. Tout le monde est très animé. La comptable acquiesce à tout. Elle, pour un peu, je lui sauterais au cou. Elle n’a pas la langue dans sa poche, pour une japonaise.

– Mais au final, vous en parlez, de vos difficultés?

Gros silence. Elles regardent dans le vide. Je sens que ça fait naître quelque chose d’incroyablement étrange en elles. Et nouveau. Une pensée qui n’est peut-être pas naturelle, ni aisée, dans cette culture où l’on doit faire de son mieux en permanence.

– Non, c’est vrai que non.

– Mais voyons! La direction n’est pas là, avec vous, elle ne peut pas savoir! La comptable s’écrie.

– C’est vrai que je n’en ai jamais parlé. C’est un peu difficile, peut-être? Je ne sais pas, je n’y avais jamais pensé!

Elle a un regard complètement illuminé. Alors j’explique avec patience qu’au Japon (pardonnez moi mes notions d’économie et d’histoire très vagues, j’ai tendance à être marquée par des idées, mais les détails, eux, restent flous) lorsque le modèle économique était en plein essor, on avait du travail pour 8. Et puis la crise est venue, déstabilisant l’économie mais aussi le modèle japonais du travail. Les entreprises embauchent moins. Mais la charge de travail, elle, est restée. Et on arrive avec (avec une bonne louche) le travail de 8 personnes réparti entre 4 employé(e)s. Étonnement. Elles répètent mes mots. Je suis frustrée de ne pouvoir mieux m’exprimer en japonais.

– Enfin, moi, dès que j’ai commencé à travailler avec vous, j’ai senti que la charge de travail était bien élevée pour votre équipe.

– Ah?!

– Et puis l’école a doublé en à peine un an! Et regardez. On est pas des masses plus nombreux.

Acquiescement généralisé. Le groupe suit, je peux souffler.

– Vous savez, j’en parlais déjà l’année dernière. Je vais recommencer. À votre avis. Il faudrait au moins combien de personnes en permanence ici.

Regards en l’air.

– Cinq déjà ce serait bien.

– Six serait encore mieux! On pourrait vraiment prendre des pauses!

Rien que le mot « pause » les met en liesse.

– Ben, si vous ne le dites pas, ça ne changera pas.

Silence.

– Bon, je me plains tout le temps*, mais je suis française, c’est dans mes gênes. Alors je vous en file un peu, histoire de vous donner du courage. Soyez françaises, parce que ce n’est pas bien de travailler comme cela.

Rires.

– On va essayer.

11:00 Dans la matinée, deux de nos responsables sont arrivées. En pleine forme sur mes 5% d’énergie – conséquence du réveil à 4:00 très certainement, je les prends à part, histoire de sonder le terrain. Je suis un peu effarée de constater qu’elles sont conscientes de la situation et d’accord avec mes suggestions.

– Mais, vous en parlez?

– Oui, oui. On l’a déjà dit.

– Je vois. Eh bien, va falloir remettre cela sur le tapis.

***

13:30 Je mangerais bien du poisson, mais malgré une majorité pour, un collègue l’emporte avec le curry. Le restaurant est plein, mais le propriétaire avec qui nous nous entendons très bien, nous fait signe qu’on peut attendre un petit peu. On se regarde. Plein, à 13:30? On s’y installe quelques minutes plus tard, un peu surpris. L’intérieur est animé et pour la première fois, les clients sont en majorité des étudiants.

– Dis donc, votre restaurant là, il marche du tonnerre.

– Oui, j’en peux plus.

Celui qui nous sert est sincèrement désolé. Ils aiment prendre leur temps et papoter avec les clients dans un japonais mêlé d’anglais, mais aujourd’hui, il court partout.

– C’est bien, les affaires marchent.

Il nous regarde et sourit jaune, pas franchement convaincu de l’aspect positif de sa situation. En cuisine, pas moins de quatre chefs s’agitent à faire des nans et du curry dans un tout petit espace. En général, ils ne sont que deux.

***

16:30

– Bon ben je vais prendre une vidéo pour mon école.

On relève la tête pour voir la stagiaire tout sourire.

– Une vidéo?

– Oh rien du tout, juste une petite présentation de l’entreprise.

– Pour ton rapport?

– Pour mon école! Plus de 1000 personnes vont la voir!

Elle est très satisfaite. Nous, on regarde le bordel qui traîne un peu partout. Peaux de mandarines, paquets de chocolat ouverts, les dossiers qui traînent et les sacs un peu partout.

– Ben tu vas nous laisser 5 minutes, le temps de ranger.

***

18:00 Qui dit retour au Japon, dit retour à l’isolement japonais. Je me demandais avec étonnement pourquoi je ne faisais pas plus d’activités une fois rentrée après le boulot. Oui, pourquoi donc?

Parce qu’il fait putain de froid, voilà pourquoi.

Dans la perspective d’une grande vague de froid frappant Tokyo ce weekend, je me suis ruée à Uniqlo après le boulot. Idée probablement partagée par la moitié de Tokyo à en juger par la bataille en rayon pour les pyjamas et vêtements chauds.

365 Jours de Tokyo: day 35

***

Exagération pour les détendre, hein.

4 Comments to “365 Jours de Tokyo: Les Collègues”

  • Bella

    Eh bien, ce n’est pas simple de travailler dans ces conditions. J’espère que ça va changer au fil du temps, car ce n’est pas encourageant de passer ses journées au boulot de cette manière.

  • nemuyoake

    Cette incapacité qu’ils ont à protéger leur santé physique ou mentale me fout en rogne ! Cette mentalité du shouganai et la passivité qui va avec les mènent tout droit au limites du karoushi à chaque fois, mais ils ne bronchent pas. J’ai connu la même chose pendant mon stage pratique à 14h de travail de rifle par jour. Certains ne dormaient qu’une ou deux heure par nuit pour finir leurs cours à la perfection. Ca n’a pas de sens.

  • Berenice

    J’ai vu ton message sur twitter à ce sujet, j’avais hâte de lire l’article. J’espère que ça s’arrangera… En France on voit beaucoup nos propres défauts mais parfois ils nous sauvent un peu, bon courage à toi !

  • tetoy

    Hâte de voir si le changement prendra forme ^^

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